Photomatons® (depuis 1994)

  • paves jambes
  • paves dos
  • oeil rose
  • assiette marie
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Depuis décembre 1994, Cendrillon Bélanger s’approprie tels des laboratoires de recherche artistique des lieux aux confins de l’espace privé et de l’espace public : des cabines de photographie d’identité. Dans ces intérieurs exigus, tout juste séparés du reste du monde par un mince rideau, elle prend le risque, dans l’urgence, de se mettre en scène. Elle investit la cabine en la transformant rapidement en décor de cinéma, en scène de théâtre, en atelier. Pour seul acteur, spectateur et modèle : son propre corps. Elle utilise peu d’accessoires : morceaux d’étoffe, végétaux, papiers de soie et films plastiques, parfois un miroir, une bulle de savon, un fil de soie rouge…

Cendrillon Bélanger se place ainsi dans la généalogie des artistes qui comme Cindy Sherman, Thomas Ruff ou Andy Warhol et Arnulf Rainer, ont exploré et expérimenté ce que l’on pourrait appeler un espace minimum vital de création. Pour la majorité de ces artistes, l’usage de la cabine photo n’est qu’un médium parmi d’autres. La photographie d’identité correspond à un moment particulier dans leur parcours, elle est l’outil adéquat pour exprimer un thème à un moment donné. Cendrillon Bélanger, au contraire, l’utilise régulièrement, compulsivement, conjointement à son travail vidéo et ses installations. Le Photomaton est un rituel, un médium de passage obligé au sein de sa démarche artistique. Au départ, il est un outil de transition, capable de produire un entre-deux : clore un travail ou annoncer dans un format papier réduit une œuvre à déployer. Puis cet exercice perd toute tentation de l’anecdote en construisant une œuvre autonome, avec ses thèmes récurrents, sa plasticité propre, son cadre strict, ses protocoles éprouvés et améliorés au fil du temps. Cette pratique symptomatique éclaire les autres réalisations de l’artiste en permettant de les aborder sous un nouvel angle.

Pourquoi cette nécessité de passer d’installations vidéo complexes, se déployant dans des espaces d’exposition vastes, à la production contraignante de clichés automatiques, au contrôle incertain, dans un espace si réduit ? Pourquoi l’artiste s’oblige-t-elle à réaliser des poses improbables en quatre minutes, à chorégraphier sur un tabouret qui ne cesse de tourner des contorsions d’équilibriste ? L’économie de temps et de moyens mise en œuvre dans cette pratique effectuée dans l’urgence est peut-être une échappée hors de la machinerie plus lourde nécessaire aux autres productions artistiques. La cabine photo serait un espace exutoire, un moment privilégié de catharsis que s’octroie l’artiste sous la forme d’un face-à-face avec elle-même quand, d’habitude, elle met en scène et filme les autres. Que confesse l’artiste-modèle et spectateur de soi dans l’espace étriqué de la cabine ? Quels détails de son identité l’artiste cherche-t-elle à mettre au jour à travers quatre minuscules photographies dans lesquelles jamais n’apparaît son visage ? Ce rituel automatique produit des clichés rappelant les petites images votives. Le corps se fragmente en autant de petites icônes ou d’offrandes. Cette collection de fragments votifs forme la généalogie artistique de l’artiste. Elle se concentre dans un format restreint à l’échelle 1/1, elle est datée très exactement comme les plaques de marbres placées en remerciement dans les lieux de dévotions. On peut ainsi reconstruire une chronologie des hommages que l’artiste rend à ses influences. On peut y lire également les évolutions, les doutes, les troubles, les trouvailles ponctuant le processus de création. Davantage que des autoportraits de l’artiste, ces images sont l’autobiographie d’une œuvre. Ainsi voit-on surgir des fragments de maîtres anciens : la bulle, presque invisible, frôlant les ailes rouges d’un papillon dans une vanité de Jacob Marrel ; le précis et délicat morceau de peau, à la carnation angélique, prélevé dans le portrait de Bia de’ Medici peint par Bronzino ; un paysage flottant de Sesson Shukei soudain noyé dans les entrelacs végétaux qui se mêlent au corps voilé de tulle bleu. À travers ses autoportraits-paysages morcelés, Cendrillon Bélanger sonde son propre parcours artistique : elle le met à distance, le met à l’épreuve, le décortique et le réincarne. On envisage souvent la pratique de l’autoportrait comme une démarche narcissique. Il n’en est ici rien. Les autoportraits sans visage révèlent les interrogations, les crises identitaires, les doutes autant que les mises en péril du corps et du processus de création. Ils sont pour Cendrillon Bélanger, une permanente remise en question de l’identité de son œuvre plus que de son identité d’artiste. En tordant, morcelant, fragmentant son corps, elle construit des images mouvantes, instables. On ne perçoit plus l’espace de la cabine : il n’y a pas de haut, pas de bas, plus de cloison, plus de lumière blanche et crue. Un univers latent se forme, liquide, mouvant, indéterminé, immense. De nouvelles profondeurs se créent, provoquant chez le spectateur un vertige, un délicieux vertige. Au-delà de leur beauté troublante, au-delà de leur esthétisme formel, les photographies développent dans leur succession temporelle une vision du monde mélancolique. Les dates se suivent, les jours et les corps passent et ne se ressemblent plus. Le temps s’écoule inexorablement, transformant les autoportraits-paysages en chapelet de vanités.

Emma Rapin, historienne de l'art